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carte postale Famagusta - 1973



photo de voyage Salamina - début XXème

mars 2019 - LA MAISON DE TERRE


Nous contemplons les ruines de la ville abandonnée. La mer a creusé le sable du front de mer désert, et les vagues se déversent au pied des tours vidées. Leurs squelettes s’égrènent sur le contre-jour d’un ciel de printemps encore trop clair. Il a plu cet hiver et la végétation a envahi rues, cours et façades. Ce n’est plus une ville mais une masse dense que plus aucun bruit ne parcourt. On ne distingue plus le tracé des voies. Les immeubles, comme des blocs de pierre effondrés, émergent de-ci de-là entre les feuilles des arbres. J’imagine que derrière les barbelés, enfin libre dans un monde que plus aucun humain ne vient perturber, des chiens sauvages courent les crocs tirés, des chats se lèchent les pattes au soleil, et des oiseaux s’ébrouent dans les flaques. Dans mon esprit, ce décor se superpose aux cartes postales en technicolor d’avant la catastrophe et je revois les fantômes de ces habitants, jeunes et beaux dans l’insouciance du mois de juillet 74. Depuis l’autre côté de la ligne de démarcation, c’est d’abord le silence qui fait prendre conscience de l’anormal. Le silence et l’absence de mouvement. La ville ondule doucement. Elle bruisse au même rythme que le paysage sous les caresses du vent. Rien ne vient déranger le ballet qui la traverse, comme si elle n’existait pas. Au premier regard, on ne saurait dire que le site est inhabité. Les constructions dressent leur profil bien droit face au large. Il faut s’approcher plus près et poser les mains contre les grilles pour découvrir que les carreaux des fenêtres sont brisés, les toits effondrés, les volets disloqués et qu’aucun fil électrique ne va plus nulle part. Les parois de béton sont devenues rugueuses et ont repris la couleur du sable qui est celle du paysage[2]. Dans les quartiers plus anciens, des maisons que plus aucune couverture ne protège, fondent doucement sous l’action répétée de la pluie. Leurs murs de terre se sont arrondis au fil des ans. Ils s’érodent et lentement redeviennent boue coulante qui s’épand sur le sol. Des herbes sauvages aux racines sinueuses fleurissent sur leur dos. Elles lézardent les parois de torchis, transformant ces façades en d’étranges collines. J’imagine en les voyant qu’un jour il ne restera rien de toutes ces constructions. Et je trouve cela rassurant que nos ruines disparaissent elles aussi, comme si seule leur absence nous permettrait d’oublier.


Alors que les colonnes de marbre qui émergent entre les genets de Salamina[3], nous rappellent un passé grandiose et seulement peuplé de légendes, les ruines ordinaires de Varusha sont encore pleines de douleur. Elles sont trop récentes pour que l’on oublie le drame. Ce n’est pas un amas anonyme mais le cadre d’un passé que la mémoire des habitants parcourt inlassablement. Les rues ont encore des noms, tout comme les cafés, les cinémas et les églises. Ceux qui ont fui n’y voient pas des ruines, mais leur maison et leur ville, lourdes de tous les rêves qu’ils durent emporter et faire taire dans l’attente. Ils attendirent une saison, puis deux et encore d’autres. Un demi-siècle plus tard que leur reste-t-il, à part une nostalgie immense ? Les vies ont changé, les habitudes et les envies aussi. Le climat s’est durci et la ville s’est effritée petit à petit ne laissant plus que des souvenirs hanter les décombres. Comment serait cette ville dans le monde d’aujourd’hui ? Serait-elle confortable ? agréable ? belle ? paisible ? Ou au contraire aurait-on envie de la fuir face à l’invasion des touristes?

Nous en parlons le lendemain avec Sabbas l’architecte. Il répond à côté et pour une fois quitte le couvert du micocoulier sous lequel nous buvons le café pour m’inviter à entrer dans son office. L’agence est installée dans une vielle maison de terre au creux d’une venelle. Pour entrer, il faut se baisser et passer sous les branches du bougainvillier qui encadre la porte. Le sol est légèrement plus bas que celui de la rue. L’ambiance est tamisée. Le soleil filtre doucement à travers les feuilles qui recouvrent l’embrasure des baies. Il fait frais. Il explique. Il aime cette maison patinée par le temps. A force de caresses, les parois intérieures sont devenues lisses comme un tadelakt. Dehors, l’enduit est tombé, laissant à nue des anfractuosités dans lesquelles les graines viennent se nicher. Des plantes y poussent confondant la terre des murs avec celle du sol. On ne distingue plus vraiment ce qui a été creusé de ce qui a été construit. On ne sait si l’ensemble tient par habitude ou grâce aux soins promulgués chaque jour. Sans personne pour l’entretenir, la maison se serait certainement effondrée. Peut-être qu’habiter veut dire cela : prendre soin [4] . Peut-être qu’aucune construction ne devrait pouvoir rester debout sans soin, sans attention, sans main pour balayer la neige, pour éponger la pluie, pour repriser les murs, réparer les toits et reconstruire ce qui n’a plus de raison d’être. Dans cette maison ancienne je redécouvre ce qu’est une architecture sans dogme, sans forme, à sa place là où elle se trouve. Une architecture qui ne nécessite ni moteur pour faire fonctionner une ventilation, ni membrane d’étanchéité pour imperméabiliser un toit, mais des habitants pour s’occuper d’elle. A son contact, je me demande si le mouvement moderne et les tours qu’il a engendrées sur la plage de Famagusta ne sont pas des leurres. Une fausse piste issue d’un monde, aujourd’hui anachronique, qui croyait que l’énergie pouvait permettre toutes les démesures. Ce monde est pourtant toujours bien vivace. Les tours continuent de grandir sans effort, et nous continuons de croire en leur éternité. Ces réflexions m’amènent à imaginer une autre voie dans laquelle nous accepterions que nos constructions ne durent qu’un temps avant de s’évanouir dans le sol sans laisser de trace comme ces maisons de terre qui fondent doucement une fois leurs habitants partis. 

Ces pensées m’emmènent au bord d’une autre ville fantôme [5] . Une ville à laquelle plus personne ne pense sur la côte est de l’Arcadie. Au bout d’une plaine couverte d’oliviers millénaires, à l’embouchure d’un petit fleuve appelé Vrasiatis, trois maisons sont assises au bord d’un port. Elles n’ont rien de remarquable. Pourtant, elles sont bâties sur une enceinte en pierres mégalithiques qui émerge du sol. Le mur longe la mer en direction du sud, puis remonte la colline qu’il entoure jusqu’à une chapelle perchée en haut d’un promontoire. Il a dû falloir beaucoup de bras, de morts et de sueur pour élever ces remparts. De ce qui fut un temps une ville prospère, ne reste plus aujourd’hui que la trace d’une fortification. Quand on marche au centre de ce périmètre en regardant le sol attentivement, on distingue des fondations taillées dans la roche. Tout le reste a disparu. Les toits de chaumes ont été dispersés par le vent. Les charpentes de bois ont brûlées et pourries. Les façades de terre se sont effritées au soleil. Les constructions ont quasiment disparu et aucune clôture ne vient plus gêner le glissement du vent ni le bruissement des insectes. Seuls les oliviers et la mer sont restés nous abreuver de leur sérénité tranquille. A chaque bourrasque, la cime des vagues se teinte de blanc et les feuilles des arbres se retournent et brillent comme une mer d’argent. La sensation d’absence dégagée par ce lieu est très belle. Elle pose une question honnête : doit-on vraiment construire pour l’éternité ? Les trop nombreux chantiers qui asseyent notre quotidien me font penser qu’il serait sage de laisser l’éternité en paix. C’est une échéance trop ambitieuse et je ne crois pas que nous puissions assumer cette responsabilité. Je trouverais apaisant de bâtir en cherchant à laisser le moins de marque possible. Se dire qu’un jour il ne restera à notre place qu’une infime griffure à la surface d’un rocher. S’appliquer à faire que cette empreinte soit discrète, imperceptible et pourtant existe pour ceux qui voudront la chercher. Un souvenir absent qui leur adressera une question sans réponse. Ce n’est peut-être que la fragilité de nos traces qui les rend belles parfois.

Thomas Mouillon


[1] Le quartier de Varusha à Famagusta est occupé militairement par la république turque du nord de Chypre depuis aout 1974. Il fait partie de la zone tampon séparant les deux états. Ses habitants ont été évacués lors du conflit et n’ont jamais pu revenir. [2] Famagusta dérive du grec Ammochostos, qui signifie caché dans le sabl.
[3] Salamina est une importante ville-état de l’antiquité. Elle a été abandonnée durant la période romaine au profit de Famagusta quelques kilomètres plus au sud. [4] En vieil allemand, le mot bau veut dire construire, mais aussi prendre soin, et laboure. [5] Il s’agit de l’ancienne ville d’Anthini 4-5 siècle avant JC / nom moderne : Agios Andreas.






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